Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique.
RENÉ DESCARTES - Discours de la méthode (8) p. 34
Comme on peut adapter diverses paroles à un même air, plusieurs tableaux au même cadre, une foule de mots vides ou significatifs au même ordre grammatical; le fonds du raisonnement peut varier d'une infinité de manières, en conservant toujours une forme convenue.
Or, ce qui demeure toujours le même au sein des variations, ne peut manquer d'être considéré comme substantiel; et cela nous explique l'importance excessive attachée à la forme du raisonnement, qui presque toujours finit par l'emporter sur le fonds.
MAINE DE BIRAN - Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799) – p. 228
Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naissantes qui l'étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant: l'automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l'exprime. Le mot se retourne contre l'idée. La lettre tue l'esprit.
HENRI BERGSON – L'évolution créatrice p. 128
[...] c'est que l'auteur de lieux communs cède à la puissance des mots, au verbalisme, à l'emprise du langage, et le reste.
JEAN PAULHAN - Les Fleurs de Tarbes, i, p. 48
D’ailleurs, nous vivons, aujourd’hui comme avant-hier, en pleine irréalité; l’impuissance et l’abstraction conduisent une fois de plus au verbalisme. L’ancien système cherchait le mot qui escamote en prétendant définir. Le new-look du système cherche l’équivoque, la phrase qui présente un double sens, celle qui paraît présenter un double sens et qui n’en a aucun, ou la série de phrases dont chacune en particulier semble intelligible, mais dont la somme est égale à zéro.
JEAN-PAUL SARTRE – Situations V, Colonialisme et néocolonialisme p. 141 – Les grenouilles qui demandent un roi
La chose la plus difficile, quand on a commencé d'écrire, c'est d'être sincère. Il faudra remuer cette idée et définir ce qu'est la sincérité artistique. Je trouve ceci, provisoirement: que jamais le mot ne précède l'idée. Ou bien: que le mot doit toujours être nécessité par elle; il faut qu'il soit irrésistible, insupprimable et de même pour la phrase, pour l'œuvre tout entière. Et pour la vie entière de l'artiste, il faut que sa vocation soit irrésistible [...] La crainte de ne pas être sincère me tourmente depuis plusieurs mois et m'empêche d'écrire.
ANDRÉ GIDE - Journal, 31 déc. 1891
Comme dans notre conduite nous avons certains principes, certains raisonnements d'habitude qui, se succédant avec une extrême rapidité, nous entraînent souvent, sans que nous nous en apercevions, à adopter tel ou tel parti, à nous tourner d'un côté ou d'un autre, il y a toujours, même dans la spéculation, quelques principes avec lesquels on s'est familiarisé, et qui, se présentant d'abord à la pensée, lui donnent la première impulsion, et déterminent à commencer le raisonnement de telle manière: or, c'est du commencement que dépend tout le reste.
Un métaphysicien qui serait prévenu, par exemple, de l'opinion que les idées générales sont l'origine et le fondement de toutes les autres, aurait sa mémoire remplie de termes abstraits, d’axiomes, etc., etc., qui ne manqueraient pas de se retracer les premiers dans toute question proposée à résoudre: il faudrait donc, ou dénaturer la question pour la rapprocher de ces principes abstraits qui en sont si éloignés, ou établir une chaîne artificielle, longue, embrouillée, laborieusement tissue, et qui souvent ne conduirait encore qu'à des mots. Cependant si le métaphysicien était de plus géomètre, s'il était accoutumé à chercher et à atteindre infailliblement la vérité, en suivant un certain ordre de déductions, dans un système d'idées dont les signes sont naturellement déterminés, et où la forme du raisonnement est identifiée avec le fonds; l'habitude lui ferait préjuger la même détermination des signes, transporter les mêmes formes (avec le sentiment de l'évidence qui s'y trouve associé) dans des questions où cette confiance dans les termes est très dangereuse, et où l'on peut s'égarer très méthodiquement. Il lui suffirait donc d'avoir procédé, par axiomes, demandes, théorèmes: d'avoir établi dans l'ordre familier (auquel l'habitude attache une importance exclusive), de longues suites de raisonnements, sur des définitions de mots, ou des hypothèses creuses, pour donner ensuite et considérer lui-même ses rêves, comme des lois de la nature, ses identités verbales comme des démonstrations réelles.
MAINE DE BIRAN - Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799) – p. 234